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Lydie Regnier artiste plasticienne
LES DESSINS DE LYDIE REGNIER
Par Louis Doucet, collectionneur, critique d’art, commissaire d’exposition indépendant membre de C|E|A (Commissaires d’Exposition Associés). Exposition collective "Elles dessinent", Centre d'art Chaillioux, Fresnes, 2024.
Mes dessins inspirent et ne définissent pas. Ils ne déterminent rien.
Ils nous placent, ainsi que la musique, dans le monde ambigu de l’indéterminé.
Odilon Redon (1)
Je voulais dessiner la conscience d’exister et l’écoulement du temps.
Henri Michaux (2)
Lydie Regnier est surtout reconnue pour ses remarquables et foisonnantes productions en céramique – technique qu’elle enseigne – mais elle pratique aussi le dessin, la photographie, la peinture, la sculpture, l’installation… Quelle que soit la technique mise en oeuvre, elle cultive des rencontres fortuites entre des éléments étrangers les uns aux autres pour en souligner le caractère dérisoire en opposant, notamment, les notions de fragment et de totalité. Elle déclare : « Le terrain de mes recherches se définit par la constitution d’un environnement, tendu entre naturel et construit. Elles se développent dans un jeu de gestes confrontés à des matériaux […] Dans cette diversité de formes, je cherche à provoquer une circulation du regard en impliquant physiquement le spectateur (3). »
Nous nous pencherons, ici, sur ses dessins, un volet moins connu, mais non moins passionnant, de sa production.
Tout d’abord faudrait-il se mettre d’accord sur ce que l’on entend par dessin. De nos jours, par paresse ou par souci de simplification, toute production plastique qui a le papier comme support est considérée comme un dessin. C’est, par exemple, la définition retenue par le salon annuel parisien de dessin contemporain Drawing Now. La réalité est cependant plus complexe et un petit parcours étymologique à travers quelques langues européennes nous permettra d’en illustrer la diversité.
En français, très longtemps, le mot dessein a été utilisé pour identifier ce que l’on désigne aujourd’hui sous le vocable de dessin. Les deux sens contemporains de ces mots, autrefois confondus, nous éclairent sur une des acceptions primitives du mot : un dessin est intention, projet, projection d’une idée. En grec ancien, le verbe γράφω4 était indifféremment utilisé pour écrire et dessiner. Le mot vient d’une ancienne racine indo-européenne qui signifiait creuser et a donné, entre autres mots, graver, griffer (5)… Le dessin serait ainsi inscription déchiffrable, lisible et indélé-bile… La langue anglaise, comme bien souvent, revient au latin. En l’occurrence au verbe trahere, tirer, qui a aussi donné le mot trait en français, avec le verbe to draw. Curieusement, en russe, le verbe нарисовать, sur une racine différente, désigne à la fois l’action de dessiner, mais aussi de tirer, y compris dans le sens de tirer au sort. Pour les Anglo-saxons et les Slaves, un dessin est donc avant tout trait ou ensemble de lignes laissant virtuellement place au hasard. Enfin, en allemand, le verbe zeichnen (6) fait référence au signe : Zeichen. Pour les germanistes, un dessin est donc inscription signifiante, narration potentielle. On pourrait continuer à ex-plorer d’autres langues européennes qui nous révéleraient de nouvelles valeurs latentes du mot dessin ou du verbe dessiner, mais nous nous en tiendrons à ces quatre faisceaux de significations pour tenter de cerner le travail de notre artiste.
Intention, projet, projection d’une idée, inscription déchiffrable, lisible et indélébile, trait ou ensemble de lignes laissant virtuellement place au hasard, inscription signifiante, narration potentielle… Les dessins de Lydie Regnier sont, en effet, porteurs de toutes ces acceptions et de bien d’autres encore, imbriquées, comme tressées, dans des feuilles qui ne cessent de nous surprendre, suscitant, à l’instar du propos d’Odilon Redon en exergue à ce texte, ambiguïté et indétermination, tout en évoquant, comme le souligne Henri Michaux, la présence de l’Humain face à l’inexorable flux du passage du temps.
De flux, il en est question dans de grands dessins verticaux tels Pilot II, 2013, en noir et blanc, et En chute, 2018, en couleurs. De toute évidence, quelque chose s’écoule, de haut en bas, entre des îlots composés d’entrelacs modelés par d’innombrables traits élémentaires, organisés de façon globalement circulaires, au niveau de la feuille entière, comme s’il s’agissait de vues à travers un verre grossissant dont la géométrie imparfaite imposerait une courbure indésirable à ce qui lui est soumis, à moins que ce ne soit un objectif cannelé, à l’instar de ceux qu’utilisait Raymond Hains. On peut aussi penser à la polarisation de la limaille de fer sous l’effet d’un aimant, telle que Takis l’exploitera dans certaines de ses oeuvres tactiles. Ces plages denses se posent comme des écueils bordant des chenaux ramifiés constitués par les réserves blanches de l’étroite bande de papier. Elles composent des reliefs qui font obstacle au regard, pourtant incité à couler du haut vers le bas de la composition. Ce tropisme pulsionnel est contrecarré par le désir de s’approcher pour scruter les détails de mondes inédits, probablement peuplés de végétaux et de créatures étranges qui restent, cependant, désespérément indiscernables.
Bernard Point écrivait, en 2013 : « Pilot II inscrit au stylo bille une gestualité interne comme externe […] C’est un pilotage dans l’espace qui sait s’enrouler sur lui-même tout en enroulant le vide à découvrir […] Tout est pourtant blanc dans l’impossibilité de voir, mais net de tout rêve… à venir. […] Cette encre sur papier s’ouvre sur le vide, mais contradictoirement me fait buter sur la fermeture d’une perspective.[…] mon regard m’implique dans une contestation sensible de cet espace rigoureux, en y lisant paradoxalement l’exact déséquilibre qui heureusement me confond (7). » Le propos de Degas : « Le dessin n’est pas la forme, il est la manière de voir la forme (8) » s’impose ici avec force. Cette forme – l’artiste nous le révèle – est celle d’une cascade photographiée avec un temps de pose suffisamment long pour que les surfaces où l’eau s’écoule soient complètement surexposées et deviennent plages blanches au tirage. Ces réserves jouent un rôle fondamental dans la perception de l’oeuvre. L’artiste ne déclare-t-elle pas : « L’espace vide entre les éléments est ici considéré à hauteur du plein, il offre la possibilité de s’y engouffrer, par ses ouvertures, ses silences ou ses interrogations (9). »
L’espace vide est aussi omniprésent dans les deux grands dessins juxtaposés d’En allant, 2018. Des masses colorées planent dans un espace vide, en haut de la feuille de gauche, en bas sur celle de droite. Elles sont réalisées, dans la même technique que En chute, par juxtaposition concentrique de petits tirets colorés. Mais, ici, les formes sont lacérées par des zips en réserve, non pas verticaux, comme chez Barnett Newman, mais horizontaux. Les masses données à voir en suspension sont-elles des nuages, des îles, des reflets du ciel dans des flaques d’eau, des pavés ou des pierres en lévitation… ? Peu importe… Ces images de formes qui flottent dans un vide complet évoquent, pour moi, la notion d’ukiyo – 浮世 – ce monde triste, au sens littéral, devenu monde flottant dans la tradition des estampes japonaises du XVIIe siècle. Un univers, empreint de la pensée bouddhiste, dans lequel la seule certitude est l’impermanence de toutes choses et dont le prêtre-romancier Asai Ryōi écrivait, non sans beaucoup de renoncement :
Vivre uniquement le moment présent,
se livrer tout entier à la contemplation
de la lune, de la neige, de la fleur de cerisier
et de la feuille d’érable… ne pas se laisser abattre
par la pauvreté et ne pas la laisser transparaître
sur son visage, mais dériver comme une calebasse
sur la rivière, c’est ce qui s’appelle ukiyo (10).
L’artiste déclare que ses « choix sont guidés par une recherche d’adéquation entre des états intérieurs, des images, des matériaux et des gestes. Un jeu d’équilibre dans lequel les rapports entre formes, fonds, surfaces, juxtapositions et recouvrements, sont au service d’une coïncidence (11). » On perçoit ici, comme le souhaite Lydie Regnier, que le temps – celui de la réalisation de l’oeuvre mais aussi celui de son décryptage par le regardeur – est une composante essentielle de ses dessins. Les images se révèlent – au sens photographique de ce terme – aussi bien dans le processus de leur création que dans celui de leur lecture. Le tout en laissant une place aux aléas ou aux variantes observées par une créatrice se déplaçant devant un paysage ou un objet dont elle découvre graduellement la structure, tout en l’analysant avec minutie pour en restituer une synthèse visuelle et tactile, optique et haptique. En effet, pour Lydie Regnier, il n’y a pas de réalité absolue. La lumière et le mouvement altèrent les formes et les couleurs, de façon souvent imprévisible, au gré des déplacements du regardeur. L'artiste le soulignait, en 2013 : « les formes apparaissent progressivement, sans anticipation de résultat et en laissant une part de hasard (12). »
Dans ses dessins les plus récents, de petites dimensions, notamment dans sa série des Feux de tous bois, 2022, Lydie Regnier constitue des univers improbables par captation et assemblage de fragments de paysages ou d’objets hétéromorphes. Ils racontent des histoires dont elle seule a la clé. Elle la laisse, cependant, sur la porte d’entrée pour nous permettre d’y pénétrer. Déjà, en 2006, Bernard Point, toujours lui, écrivait que ses travaux : « […] racontent une histoire entre rêve et réalité. Car c’est entre magie féerique et drame incendiaire que Lydie invente ses contes où pa-radoxalement la baguette magique de la fée peut se consumer dans les flammes de la sorcière (13). » Plus tard, au sujet de petits dessins comme Pilot à l’aube, 2014, il soulignait leur capacité à confondre ordre et désordre dans un espace simultanément isolé d’un environnement prétendu réel et perméable à celui-ci. Suspens 2, 2019, avec son atmosphère dont on ne saurait dire si elle est aérienne ou aquatique, préfigurait cette nouvelle série, dans laquelle la proximité avec ses travaux en céramique est patente.
Dans sa collecte de petits riens, de merveilles anodines de ce monde, Lydie Regnier se livre à un bras-le-corps avec la Nature, rivalité dont Baudelaire déclarait, en son temps : « Le dessin est une lutte entre la Nature et l’artiste, où l’artiste triomphera d’autant plus facilement qu’il comprendra mieux les intentions de la Nature. Il ne s’agit pas pour lui de copier, mais d’interpréter dans une langue plus simple et plus lumineuse (14). » Dans les Feux de tous bois, notre artiste procède par synthèse d’éléments préalablement minutieusement analysés, décortiqués, pour en extraire leur substantifique moelle. Microcosme et macrocosme se confondent dans des terrains qui mêlent les règnes minéral, végétal et animal sans souci de cohérence d’échelle ni de proximité géographique ou génique. Ça grouille, ça foisonne, comme dans un immense bouillon de culture dans lequel les plans s’interpénètrent. C’est un hymne à la vie – une vie en cours d’émergence –, à une incoercible pulsion génésique, comme aux premiers temps de notre univers. Nous sommes encore ici, plus que dans ses autres dessins, pleinement dans cette recherche de l’adéquation, que l’artiste évoquait ci-dessus, entre ses états intérieurs – et, partant, ceux du regardeur – et le monde extérieur. Toute l’histoire – le drame pourrait-on dire – se déroule dans la douloureuse ou réjouissante friction entre ces deux environnements, apparemment irréconciliables. Il en surgit des étincelles, des fulgurances, de lumineuses évidences et d’insondables questionnements.
Nous l’avons vu, dans ses dessins, Lydie Regnier prend un malin plaisir à contester la rigueur de l’espace, à provoquer des déséquilibres qui se résolvent en stabilité, à mettre en péril les situations réputées stables, à confondre les règnes animal, végétal et minéral, à brouiller les pistes visuelles, à suggérer le désordre à travers un ordre superficiel, à moins que ce ne soit le contraire… Il y est question d’entropie, de l’impossibilité de faire retour en arrière, de reconstruire quelque réalité que ce soit à partir de sa représentation… Ce que propose Lydie Regnier, sans la moindre prétention ni ostentation, n’est peut-être, après tout, que la base d’une nouvelle éthique du regard…
Peut-être faut-il encore laisser le mot de la fin au regretté Bernard Point qui écrivait, dès 2007, avec son habituelle acuité : « Toujours avec constance, Lydie Regnier me donne le temps de me déplacer à l’intérieur de son propre parcours, fait de conquêtes d’instants, de sensations éphémères, de déplacements hasardeux, et sur-tout de rêves contradictoires. Après avoir pris le temps de parcourir cet itinéraire, je reconnais avoir été accompagné par une pensée singulièrement ouverte au rêve, mais néanmoins nourrie d’un regard sans illusion, porté sur le temps qui est le nôtre (15). » Eh oui… Sans illusion, mais en rêvant…
(1) Cité par André Jaulme et Henri Moncel, in Le mouvement symboliste. Étude bibliographique et iconogra-phique, 1936.
(2) In Passages, 1950.
(3) Cité par Bernard Point, in notice de l’exposition Lydie Regnier – Se confondre exactement, Galerie du Haut-Pavé, du 19 mars au 13 avril 2013.
(4 ) Le grec moderne utilise le verbe ζωγραφίζω, construit sur la même racine, mais aussi σχεδιάζω qui porte le sens de rapidité d’exécution, d’à-peu-près, de schéma, d’esquisse, de croquis…
(5) Mais aussi, la notion de tombe : Grabe en allemand, grave en anglais.
(6) Un dessin est ainsi tekening en néerlandais, tegning en danois et en norvégien…
(7) In notice de l’exposition Lydie Regnier – Se confondre exactement, Galerie du Haut-Pavé, du 19 mars au 13 avril 2013.
(8) Cité par Paul Valéry dans Degas Danse Dessin, 1936.
(9) Portfolio de l’artiste, 2016.
(10) In préface des Contes du monde flottant (Ukiyo Monogatari), vers 1665, traduction de Gisèle Lambert et Jocelyn Bouquillard, 2008.
(11) Op. cit.
(12) Op. cit.
(13) In notice de l’exposition Arcs-boutants – Carte blanche à Bernard Point, Galerie du Haut-Pavé, du 7 au 21 décembre 2006.
(14) In Curiosités Esthétiques – De l’idéal et du modèle, 1846.
(15) Op. cit.
Louis Doucet, avril 2024
LE SPECTACLE DES PETITES CHOSES
Par Marion Delage de Luguet, commissaire d'exposition, professeur d'histoire et sémiologie de l'art et critique d'art.
Exposition inaugurale du Conservatoire à Rayonnement Départemental Jacques Higelin de Pantin. 2022.
L’ensemble de sculptures réalisé par Lydie Regnier n’est rien moins qu’hétéroclite. Autant de médiums conventionnels que de matériaux naturels bruts, de résidus industriels ou encore d’objets chinés, parfois même glanés lors de promenades s’y trouvent rassemblés pour la circonstance. Ici les objets de rebut perdent leur destination et leur utilité, les débris sont utilisés comme d’autres matériaux dits nobles, cette égalité d’usage produisant un effet de distanciation qui remet en cause les hiérarchies ordinaires. Le processus joue des rencontres fortuites pour mettre le dérisoire à l’honneur. Le titre l’annonçait, déjà : Petites équations, soit l’idée d’une coïncidence entre les éléments mis en présence qui revient à les désigner tous simultanément soit insignifiants, soit essentiels. L’adjectif qualificatif de la dénomination insiste au demeurant à dessein sur la modestie des moyens d’expression – refus de toute grandiloquence qui permet par contraste, par jeu, de mettre en évidence la richesse et les qualités propres de ces matériaux de peu*.
Rapprochant ainsi des éléments qui ne devraient rien faire ensemble, Lydie Regnier compose des totalités où pourtant triomphe le fragment. Elle produit des sculptures dont le rayonnement va au-delà de celui des matériaux comme des objets mêmes, sans pour autant faire oublier la présence de chacun d’eux – car chacun conditionne l’existence de l’ensemble.La multitude de pièces fait ainsi montre d’un échantillonnage étonnamment riche de textures et d’états de surface : ici la masse spongieuse d’un bout de moquette côtoie sans coup férir la brillance froide des facettes acryliques d’un polyèdre, la rugosité d’une pierre volcanique, l’aplat lisse et parfaitement mat d’un élément moulé en plâtre, le lustre d’une céramique, le reflet d’un bris de miroir ou la transparence vaporeuse d’un tulle. Ce déploiement de matérialités très contrastées confère une dimension tactile évidente à ces œuvres. Et leur petite taille – elles se trouvent exactement pensées pour venir se lover dans la main – procure par surcroît une envie de s’en saisir difficilement réfrénable.
Cette adresse au système perceptif haptique est encore renforcée par le fait que le travail expose, éminemment visibles, une multiplication de gestes. Manipulations consignées, indexées par les matériaux – le creux d’un doigt repoussant la terre meuble ou le bourrelet pâteux d’un plâtre coulé en tas –, mais surtout répertoriées au travers d’une foule d’opérations – modelage, moulage, taillage, forage, suspension, emboîtage, empilement… La série répondrait presque d’un précis de sculpture tant elle en explore minutieusement les fondamentaux. Et c’est tout le paradoxe. Lydie Regnier utilise, comme le travail du rêve décrit par Freud, des matériaux parfaitement hétérogènes ; et, partant de ce fonds, elle échafaude ces assemblages reposant, eux, sur le principe de la construction la plus rationnelle. Les pièces tiennent en effet l’équilibre, beaucoup défient d’ailleurs le principe de portance, et toutes, surtout, s’érigent avec une réelle insistance – les compositions s’inscrivant volontiers dans des verticales, et les masses les plus compactes (ou bien couchées) limitant au maximum les points de contact avec le sol par des jeux d’étais, de réflexions colorées venant visuellement les désolidariser de la surface porteuse.
Bien que fondée sur l’unicité de chacune de ces œuvres qui font ensemble, la série révèle quelques principes d’organisation récurrents – alternance de blocs denses, de plateaux d’où s’échappent et où s’enchâssent, dessus aussi bien que dessous, parfois latéralement, des éléments plus aériens, des excroissances fuselées (hampes, piètements, ramilles…). Conjuguée à la disparité des réalisations, cette structure itérative confère un caractère quelque peu organique à l’ensemble : elle évoque les plantes qui commencent toujours à pousser de la sorte à partir du milieu, la graine donnant lieu à la fois aux racines et à la tige. Les Petites équations prolifèrent ainsi depuis 2012, somme perpétuellement croissante d’hypothèses qui sont autant d’extensions d’un savoir expérimental sur la sculpture. Pour en saisir pleinement les enjeux, il faut encore revenir sur le choix fait de leurs dimensions. Lydie Regnier montre un intérêt certain pour ces effets que les échelles produisent. Avec cette série de miniatures, elle nous met en présence de proportions qui invitent à l’observation méticuleuse et à la concentration. Ces pièces détaillées aux allures de maquettes s’envisagent de près, dans une relation intimiste ouvrant un espace libre à la projection et à la réflexion – quelque chose de très proche, in fine, de l’introspection.
Marion Delage Deluguet, juillet 2022.
* Un mot concernant les dessins présentés conjointement : cet autre aspect de la pratique de Lydie Regnier traduit tout autant son penchant à collectionner et assembler phénoménologiquement les merveilles anodines de ce monde.
AU BORDS DES PAYSAGES #5
Interview d'Ana Olszewska pour le catalogue d'ABDP #5. 2021.
Installation conçue et réalisée avec Samuel Aligand au Prieuré de St-Jean de Cuculles.
Anna Olszewska : Attractions terrestres est un projet commun. Pouvez-vous retracer les étapes de votre collaboration pour cette installation ?
Samuel Aligand : Ce projet est venu d’abord de l’intuition d’un rapport de couleur qu’on a souhaité expérimenter : la couleur de la pierre à dominante ocre jaune du prieuré confrontée à la couleur rouge. En tirant les fils de ce parti pris, nous nous sommes aperçu que la couleur rouge, dans la liturgie, fait écho à la nativité de Saint Jean le Baptiste. C’est aussi la couleur du vin produit dans la région (les vins du Pic Saint-Loup). Cette couleur porte en elle les ambivalences liées à la construction et à la destruction. Elle s’impose comme une couleur chaleureuse, énergique, pénétrante et d’une certaine manière rassurante et enveloppante. On l’associe au sang et à la vie mais aussi au danger. Par contraste avec la couleur de l’architecture du prieuré, ce champ chromatique focalise un ensemble sémantique riche qui nous paraît intéressant à développer. Par ailleurs, il était très important pour nous d’ancrer cette installation dans l’histoire de la région.
Lydie Regnier : C’est ainsi que nous nous sommes penchés sur l’archéologie et la géologie du site de Fontbouisse. Nous avons découvert que cette région avait été un haut-lieu de la préhistoire. Elle a été en effet marquée par une période de production de pierres taillées, qualifiée d’industrie lithique. Parmi les vestiges archéologiques, ont été retrouvées de nombreux vases de terre cuite. Ces objets sont les témoignages d’une vie humaine intense organisée autour d’une activité de production et d’échanges, mais aussi traversée par des activités rituelles.
S.A et L.R : Après toutes ces recherches, nous avons puisé dans nos pratiques respectives pour mettre en tension les gestes et les formes qui ponctuent l’histoire des lieux. Nous avons pris le parti d’une approche fictionnelle qui n’est pas sans lien avec la tradition des contes. Notre projet propose un espace de contemplation sous la forme d’une invitation à saisir l’épaisseur temporelle du site. Combiner l’usage des pierres et de la céramique est une manière pour nous de convoquer les vestiges archéologiques qui permettent de comprendre la vie humaine et ses origines. C’est à cette activité que nous avons souhaité rendre hommage.
A.O : Vos oeuvres Matrice et Eclats, créées pour le cloître de l’église romane à Saint Jean de Cuculles ont été inspirées par son emplacement et son histoire. Quels aspects de ce lieu ont été déterminants pour votre projet ?
LR : Nous avons pris en compte la vocation monastique du prieuré marqué par la vie spirituelle et le recueillement. Ce lieu offre une sorte de parenthèse historique qui permet de concentrer l’attention tout en autorisant la fiction. Le cloître offre un cadre sur le ciel et un espace de réflexion sur l’environnement extérieur. Ces différentes qualités nous ont amené à envisager le prieuré de l’Eglise de Saint-Jean de Cuculles comme un écrin. La configuration de ce cadre intemporel renvoie à la question du cheminement. Le sol est traversé par des lignes pavées, et ce sont les parties entre ces lignes, des surfaces parsemées de cailloux, qui m’ont intéressée pour ce projet.
J’ai souhaité attirer le regard des visiteurs sur le sol en y plaçant des objets. En référence aux objets de la préhistoire, ces artefacts convoquent les énergies du jour et de la nuit. De la forme du silex, aux éolithes et aux pierres précieuses, cette multitude de formes dispersées fait voyager l’imaginaire. Tantôt rouges, elles évoquent la lave, fluide qui est lié à la vie et à la transformation, tantôt phosphorescentes, elles se révèlent à la tombée de la nuit à la manière du rayon vert.
Selon les lois de la physique, en tombant, les graines des fruits rouges du jujubier présent dans la cour du prieuré, devraient participer à l’installation ! J’ai découvert qu’elles étaient utilisées dans l’herboristerie chinoise pour traiter l’insomnie.
SA : Pour produire Matrice, je me suis intéressé à la tradition des pierres levées (-3000 ans avant notre ère dans la région). Leur présence témoigne des rituels « magico-religieux » non élucidés qui leurs sont associés. Éléments d’un système plus élaboré, ils ont été souvent déplacé, abattus ou détruit en fonction de l’évolution des croyances et des mentalités au fil du temps. Les superstitions qui s’attachaient à ces pierres levées ont conduit le clergé à en faire disparaître une grande quantité, à défaut de pouvoir les christianiser toutes. Quand le menhir est isolé, on peut retenir plusieurs hypothèses quant à son interprétation. Il peut être considéré comme une borne marquant et/ou sacralisant la limite d’un territoire ; comme une stèle commémorant un événement passé et contribuant à en entretenir le souvenir ; comme un axe du monde mettant en relation les puissances souterraines et célestes ; comme un monument sacralisant un lieu particulier, une source, un point élevé… Des menhirs aujourd’hui disparus peuvent être décelés par leur trou de calage (appelé aussi fosse ou cuvette de calage qui permet de les enfoncer dans le sol d’un dixième ou vingtième de leur longueur en moyenne et de les caler avec des pierrailles coincées en force). Lors des opérations de fouilles, les archéologues peuvent y découvrir des charbons de bois et des mobiliers lithiques (éclats de silex taillés, pointes de fèche, haches polies, meule à broyer…) ou céramiques (tessons de poterie grossière) qui attestent que l’érection des mégalithes était accompagnée de rites spécifiques. Ma sculpture est en quelque sorte une élévation. Elle renvoie à l’ascension de l’esprit et aux croyances et rituels méconnus. Contrairement aux pierres levées, celle-ci n’est pas enfoncée dans le sol mais simplement posée. Pour parvenir à son maintient, j’ai d’abord construit une structure en bois. Cette structure est recouverte de pans pliés de feuilles de plastique rouge, matériau rigide qui reçoit une contrainte mécanique exercée par le travail de la main et de la chaleur. Elle renvoie au tissu et aux vêtements liturgiques représentés
dans l’histoire de la peinture. On pourrait penser également aux fameuses cuculles qui sont les capuchons ou vêtements d’étoffe grossière qui couvrent la tête et le corps, encore portés par les membres de certains ordres religieux. Par glissement, c’est aussi un clin d’oeil aux mystérieux objets célestes non identifiés et à l’étrange monolithe présent dans le film de Stanley Kubrick, 2001, L’Odyssée de l’espace.
A.O : Bien qu’ils différent dans leurs résultats formels, vos travaux semblent partager les préoccupations communes, notamment votre intérêt pour la transdisciplinarité et l’expérimentation de matériaux. Quels convergences trouvez-vous entre vos pratiques artistiques respectives ?
S.A : C’est vrai que je m’intéresse de plus en plus aux relations entre les médiums. C’est une manière pour moi de relier aussi mes intérêts pour l’art et la science par des procédés techniques. Par exemple le thermoformage et la fusion sont des procédures que j’utilise afin de pousser la matière dans ses retranchements. Chacune de mes productions est l’occasion d’expériences sur la matière au sens large afin d’explorer les relations organiques possibles entre le volume et la couleur mais depuis quelques temps aussi avec le son.
L.R : Mes explorations techniques et gestuelles établissent des liens entre les médiums. Avec mes mains, je cherche à créer de nouveaux chemins pour ouvrir l’imaginaire.
Pour cette installation, j’ai utilisé la céramique, un matériau qui offre différents états et de multiples possibilités d’intervention et d’imaginaires. Ici le procédé consiste à faire sécher des pains de terre puis à les réduire en morceaux en les frappant avec un galet tenu dans la main. Cette fabrication rejoue par l’imitation les gestes des tailleurs de pierre de la préhistoire qui, pour produire des outils, taillaient soigneusement des morceaux de silex en utilisant la seule force percussive. Chaque manipulation requiert une attention particulière pour chacun des fragments obtenus. Les plans, les arêtes et les surfaces obtenus renvoient au vocabulaire de la sculpture, mais l’intentionnalité est déplacée à la conjonction entre le matériau, l’outil et le geste de la main.
Les fragments sont ensuite cuits une première fois, émaillés puis cuits une seconde fois. Ceci met en lien des processus géologiques d’érosion et de fusion aux pratiques des hommes dans l’histoire des techniques. De là découlent des formes qui contactent l’énergie de la lumière. Ceci donne lieu à des phénomènes d’apparition comme les refets (liés à la brillance de l’émail) et la phosphorescence (où un matériau continue à émettre de la lumière après avoir été éclairé).
S.A et L.R : En règle général dans nos pratiques, nous cherchons à suivre le sens des matériaux et des gestes tout en se mettant à l’écoute attentive d’un environnement pour mieux s’y inscrire. Il est important pour nous de penser l’oeuvre comme faisant partie d’un écosystème. Dans Attractions terrestres, deux dynamiques complémentaires se rejoignent. Une pièce unique dans sa verticalité vient rencontrer une pièce en expansion plus horizontale. L’énergie de la main rencontre l’énergie de la chaleur.
A.O : En décrivant Attractions terrestres vous employez le terme à priori contradictoire d’« industrie du naturel ». Pouvez-vous préciser quelle réalité recouvre cette expression ?
S.A : Pour moi le terme « industrie du naturel » est une notion qui caractérise bien notre époque. C’est en quelque sorte un retournement de situation. Aujourd’hui, nous arrivons au point critique de la viabilité de nos modes de vie à plus ou moins long terme. Il se trouve que nous sommes aussi au seuil technologique qui nous permet de recréer du vivant par l’usage des machines et de l’intelligence artificielle, je pense aux xenobots en particulier. Les xenobots sont des robots cellulaires de moins d’un millimètre de large, suffisamment petits pour voyager à l’intérieur du corps humain. Ils peuvent marcher, nager et survivre pendant des semaines sans nourriture et travailler en groupe mais aussi guérir seul tout en continuant à travailler. Ils donnent lieu à toutes sortes de spéculations sur leurs usages à venir, notamment le nettoyage des déchets radioactifs, la collecte des microplastiques dans les océans et aussi l’administration interne de médicaments. Cela est très bien, mais montre aussi qu’on a loupé le coche d’une autre manière de vivre, différente de celle d’aujourd’hui qui nous oblige à réparer le vivant, voire même à le réinventer pour ne pas qu’il disparaisse.
L.R : Dans son procédé, « Eclats » rejoue la pratique d’un geste ancestral utilisé dans l’industrie lithique : tailler des pierres pour produire des outils. Les éléments visibles de l’installation ressemblent à des pierres mais elles ont été fabriquées en argile. La terre que j’ai utilisé provient d’un gisement exploité par un groupe industriel qui se charge de l’extraire, d’améliorer ses qualités et de la distribuer. Ceci propose une nouvelle équation entre l’image, les origines du matériau, la fabrication de l’outil, l’énergie et les moyens de production. L’image est ce que l’on perçoit, la partie visible issue de l’organisation d’un ensemble de paramètres. D’une certaine façon les images sont les outils qui façonnent nos perceptions et nos esprits.
A cet égard, l’histoire des éolithes est intéressante : ces fragments de pierres ou « pierres de l’aurore » ont été découverts dans les terrains tertiaires au XIXème. Mais contrairement à ce qu’ont avancé certains préhistoriens qui voyaient dans ces silex les produits d’une industrie humaine primitive (artefact), les éolithes ont une origine naturelle (géofact).
A.O : Vos travaux s’intéressent à l’évolution de matériaux dans le temps et aux relations complexes entre le monde construit et la nature. Comment vos recherches impactent–elles la production de vos oeuvres ?
S.A : Les matériaux parlent des énergies qui les fabriquent et du coup des contextes sociaux, techniques et culturels qui les génèrent. Ils portent en eux finalement l’empreinte de leur époque. En arts plastiques, il y a cette notion de valeur reliée aux matériaux, à leur pérennité qui est questionnée sans cesse.
L.R : A la manière d’un sablier, un renversement s’opère par la main, dans la transformation d’un matériau marqué par le passage du temps qui simule l’apparence d’une pierre. Après avoir été cuit puis émaillé, l’éclat perd son tranchant et renvoie à sa propre origine.
S.A et L.R : Dans ce contexte de dématérialisation ambiant, l’installation « Attractions terrestres » cherche à affirmer la force de la matérialité portée par notre interêt pour les rituels anciens et les premières traces d’industrie humaine sur Terre. En écho aux Chambres des merveilles (dits « cabinets de curiosités ») de la Renaissance, nous considérons « Matrice » et « Eclats » comme la rencontre des « Naturalia » et des « Artificialia », ces objets d’histoire naturelle qui côtoyaient des objets créés par l’homme afin de comprendre les limites entre le vrai et le faux. A ce moment de l’histoire des connaissances au XVIème siècle, les arts et les sciences se rencontrent sur le terrain du fantasme comme outil d’appréhension du monde. De cette manière « Attractions terrestres » ouvre une brèche.
MACPARIS
Louis Doucet, collectionneur, critique d’art, commissaire d’exposition indépendant membre de C|E|A (Commissaires d’Exposition Associés).
Manifestation d'art contemporain MACPARIS, Bastille Design Center, Paris. 2019.
Lydie Regnier a relevé le challenge, ô combien périlleux, d’investir les casiers de l’escalier du Bastille Design Center. Elle les meuble de petites pièces en céramique, de ces œuvres dont feu Bernard Point écrivait, en 2013 : […] cette flottaison de sculptures en céramique, ces formes brillamment mais troublement colorées, posées sur l’instabilité de leurs courbes, me confondent en me laissant glisser mentalement sur la planéité de ces surfaces qui les couvrent, tout en les décapitant brutalement.
La pratique de Lydie Regnier ne se limite pas à la céramique. Elle pratique le dessin – deux de ces derniers sont aussi présentés ici –, la photographie, la peinture, la sculpture, l’installation… Elle écrit : Le terrain de mes recherches se définit par la constitution d’un environnement, tendu entre naturel et construit. Elles se développent dans un jeu de gestes confrontés à des matériaux […] Dans cette diversité de formes, je cherche à provoquer une circulation du regard en impliquant physiquement le spectateur.
L’artiste prend un malin plaisir à contester la rigueur de l’espace, à provoquer des déséquilibres qui se résolvent en stabilité, à mettre en péril les situations réputées stables, à confondre les règnes animal et végétal, à brouiller les pistes visuelles, à suggérer le désordre à travers un ordre superficiel, à moins que ce ne soit le contraire… Il est question d’entropie, de l’impossibilité de faire retour en arrière, de reconstruire quelque réalité que ce soit à partir de sa représentation…
Ce que propose Lydie Regnier, sans la moindre prétention ni ostentation, n’est peut-être, après tout, que la base d’une nouvelle éthique du regard…
LE PAYS DANS LA MANCHE
Anne-Marie Morice, critique d'art, commissaire d'exposition, créatrice et directrice de TRANSVERSE.
Sous les pavés les arbres, parcours artistique, Aubervilliers. 2018.
Co-commissariat, Pauline Lisowsky, Artpaysagenature93.
Lydie Regnier crée des structures hétéromorphes pour rendre compte du monde dans lequel elle se situe. Pour elle, la réalité est une histoire de lumière, de mouvement, de couleurs et de formes. On ne la voit vraiment qu'en se déplaçant. Fixer cela au moyen d'une seule image serait bien difficile. Ainsi en est-elle venue à l'ambition de capter et de réunir plusieurs fragments de paysages pour en faire une figure globale.
Ces vues, elle les a prélevées au cours d'une expérience dans la nature où son corps s'est mis à l'épreuve. Elle a procédé à la « saisie d'un flux » comme le dit Samuel Aligand, lors d'un voyage en vélo au bord du canal de Bourgogne au cours duquel elle a photographié des sites en rafale, tout en pédalant. Reste à mettre en relation ces photographies et leurs spectateurs en trouvant la bonne « adéquation entre des états intérieurs, des matériaux, des images et des gestes » pour restituer au plus près l'événement intime de la perception.
En résulte cette installation où Lydie Regnier a agencé images et supports et fait appel à plusieurs généalogies d'iconographies. Le déploiement de ces formes dans l'espace implique un travail sur le dessin et le volume pour composer une relation entre les pièces. Les images incarnent, dans un dispositif allégé et aérien, des griffures du réel, alors que nous nous immergeons dans un ensemble spatial de onze pièces construites en référence au modèle japonais du Tagasode. En effet, par les pliures géométriques du support papier sur lequel elles sont reproduites, les images elles-mêmes deviennent matérielles. Comme des papillons géants, elles sont posées délicatement sur des chassis articulés en lignes brisées autour desquels elles se rabattent.
Cet arrangement a été inspiré à l'artiste par la découverte, dans l'exposition « Images du monde flottant », des paravents Tagasode; un genre pictural dans les estampes du XVIIe-XVIIIe siècle. Sur leurs panneaux étaient représentés des fragments de somptueux kimonos aux motifs végétaux que des courtisanes avaient ôtés. Pliés ou posés en drapé sur des porte-vêtements à tel point qu'ils en devenaient abstraits ces Tagasode incitaient à imaginer les corps.De même, dans l'installation Le pays dans la manche, la présence naît de l'absence et le spectateur est invité à rêver le paysage. La formation mentale de l''image se fait de façon tridimensionnelle, les déplacements révélant les points de vue.Par cette proposition, Lydie Regnier produit des images qui se façonnent en cintre en corrélation avec l'objet qui les présentent. « Se confondre exactement », s'apparenter, faire en sorte que « les formes apparaissent progressivement, sans anticipation de résultat et en laissant une part au hasard» sont également autant de façons pour l'artiste de rendre présents les corps opérant dans l'espace de l'oeuvre.
SE CONFONDRE EXACTEMENT
Bernard Point, commissaire d'expositions, créateur de l’école municipale des Beaux-Arts et de la galerie Édouard Manet de Gennevilliers, membre fondateur du réseau Tram.
Exposition personnelle à la Galerie du Haut-Pavé, Paris. 2013.
C’est exactement dans ce lieu que je trouve le plaisir de me confondre une fois de plus avec le parcours innovant de Lydie Regnier. Déjà il y a quelques années, elle était intervenue directement dans la vitrine de cette galerie, que je retrouve investie par cette flottaison de sculptures en céramique. Ces formes brillamment mais troublement colorées, posées sur l’instabilité de leurs courbes, me confondent en me laissant glisser mentalement sur la planéité de ces surfaces qui les couvrent, tout en les décapitant brutalement. La porte franchie je découvre, vue de l’intérieur, des images photographiques qui deviennent sur ces sensuelles formes, de véritables îlots qui peuvent m’évoquer des miroirs. Le glissant de ces images met en lumière des terrains aquatiques, exactement surplombés ici, par ce haut pavé... à quai.
«Le terrain de mes recherches se définit par la constitution d’un environnement, tendu entre naturel et construit. Elles se développent dans un jeu de gestes confrontés à des matériaux qui relient dessin, photographie, peinture et volume.» écrit Lydie qui par cette affirmation me confond maintenant devant son «Epicentre 1», placé exactement face à la porte d’entrée. Cette encre sur papier s’ouvre sur le vide, mais contradictoirement me fait buter sur la fermeture d’une perspective. C’est une grille/store qui me conduit jusqu’à la barrière d’un mur pignon, coiffé du triangle traditionnel de sa structure, en accord et aussi en contradiction avec la diagonale de cette composition. Pourtant mon regard m’implique dans une contestation sensible de cet espace rigoureux, en y lisant paradoxalement l’exact déséquilibre qui heureusement me confond. Au sol, des ombres portées deviennent de tremblants supports qui naissent d’un monde végétal, repoussé par le trouble d’un surréaliste décor scénique. Cela confond mon imaginaire pour théâtraliser mon impression... après en avoir tiré le rideau.
« Dans cette diversité de formes, je cherche à provoquer une circulation du regard en impliquant physiquement le spectateur.» Une fois de plus j’aime me confondre en accord exact avec l’artiste, en circulant dans l’espace pour retrouver un grand dessin: «Epicentre 4» accroché sur le mur perpendiculaire à la façade. Une grande diagonale en flottaison m’éloigne de cette vitrine pour me faire naviguer sur la pâleur d’un ciel nuageux. Des structures architecturales de couleur ocre/vert et brun basculent, tout en étant tenues, ou contradictoirement, fragilisées par le dessin d’un grillage, qui n’est pourtant que le retour graphique de la virginité du support papier. Cette magistrale confusion finit exactement par s’envoler (où se raccrocher) aux mouvances des collines montagneuses qui jouent de déambulations en respirations de couleurs vert de gris. A moi d’avoir le souffle... coupé.
Me confondre exactement avec cette coupe de l’espace me place maintenant devant un grand dessin, confondant sa verticalité à celle du mur/panneau porteur. «Pilote II» inscrit au stylo bille une gestualité interne comme externe, qui répond à la fermeture et à l’ouverture des sculptures découvertes en vitrine. C’est un pilotage dans l’espace qui sait s’enrouler sur lui-même tout en enroulant le vide à découvrir, comme j’ai pu imaginer l’intérieur de ces céramiques tronquées par l’image photographique.Tout est pourtant blanc dans l’impossibilité de voir, mais net de tout rêve... à venir.
C’est alors, après avoir dépassé cette cloison porteuse, que j’imagine au dos de la première qui porte «Epicentre I» à la perspective fermée, un autre «Pilote « à venir que j’ose soupçonner de répondre à l’image qui lui tourne le dos. Lors de ma visite en atelier il n’était pas encore né, mais Lydie continue ses recherches qui impliquent «que les formes apparaissent progressivement, sans anticipation de résultat et en laissant une part de hasard.» Sans exactitude je suis confondu... à une réussite.
Tout en attendant avec envie l’impression d’une découverte à venir, je prévois l’alignement sur le mur du fond d’une série de dessins sur photos, confondus par le titre: «Le sommeil des moutons». Une suite de paysages pierreux portent des figures humaines en attitudes sportives, complètement associées à cette accumulation minérale. Un «marcheur» semble naître du sol tout en se confondant paradoxalement encore avec le flou de la colline dont la voûte sombre se creuse. Pourtant l’arrête s’éclaircit en suivant le bras de cette silhouette. Le dos s’assombrit mais ne se creuse pas, tout en affirmant un parallélisme tracé avec exactitude. Au milieu d’une autre image, la partie inférieure de la silhouette joue le jeu d’un reflet dans un miroir marin, alors qu’il s’agit d’un terrain caillouteux. Ceci peut ainsi creuser le sol en accentuant sa profonde origine. Cette série, comme le signale l’artiste «pourrait s’apparenter à un jeu d’équilibre dans lequel les rapports entre formes, fonds, surfaces, juxtapositions et recouvrements, sont au service d’un lieu de coïncidence.» La dernière oeuvre isolée des autres s’apparente à un combat gestuel, continuellement flou et difficile à définir. Il est intégré fondamentalement à la confusion nuageuse de cette montagne, pourtant très accidentée. Serait-elle en train de .... s’auto-combattre?
Maintenant mon parcours visuel tourne à angle droit sur le mur latéral qui me fait retrouver un carré avec «Epicentre 5».Encore une fois une diagonale construite exactement avec un mur blanchâtre, qui ose perdre quelques pierres qui s’envolent,navigue étonnamment en suspension au-dessus d’un ciel embrumé sans pourtant s’y confondre. Victor Hugo disait dans sa préface de «Odes et ballades» : «il faut bien se garder de confondre l’ordre et la régularité». Cet ordre en envol m’invite à suivre ce chemin tracé en prairie, en direction de rochers très arides qui auraient pu être utilisés à l’origine de la carrière, lieu de naissance de ces pavés/pierres flottantes. Ces roches sont exactement confondues au tracé scandé de diagonales d’averses qui cisaillent le ciel en l’associant aux plantations situées à gauche. Sans confondre, je regarde à droite pour m’aligner sur des ratissages horizontaux. Mon parcours dans cette exposition serait-il en surface... ou en profondes interrogations ?
Pour terminer cette visite en confondant cette déambulation aux étapes de contemplation, j’aime suivre maintenant la série de petits dessins baptisés: «Petits pilots» qui vont exactement confondre ordre et désordre au fond de leurs cadres/boîtes. Chaque fois le dessin est isolé sur le support, tout en me laissant deviner sa prise en compte de l’espace. Ce dernier tracé me conduit vers le point de départ de ma visite imaginaire. Elle ne peut se confondre avec l’exactitude d’une découverte d’un parcours inventif au coeur d’un lieu de création, investi par Lydie Regnier qui offre à tous le bonheur de SE CONFONDRE EXACTEMENT.
Bernard Point, février 2013.
PARCOURS CONTRADICTOIRE DU TEMPS
Bernard Point, commissaire d'expositions, créateur de l’école municipale des Beaux-Arts et de la galerie Édouard Manet de Gennevilliers, membre fondateur du réseau Tram.
Exposition "Arcs-boutants" , carte blanche à Bernard Point, galerie du Haut-Pavé, Paris. 2006.
Installation réalisée avec Samuel Aligand.
Parcourir le trajet artistique de Lydie Regnier au fil des pages de ce dossier, devient pour moi une remontée du temps et un retour déjà lointain sur ma première rencontre avec l’éphémère, constant propos de cette artiste.
Et c’est ainsi que son travail le plus récent, qu’elle réalise en commun avec Samuel Aligand, autour du défi architectural qu’est l’arc-boutant, s’arque en tendant de fines bandelettes de scotch, marquées de cendres, sur des tensions éphémères de thermoplastique, jusqu’à l’évocation d’une rupture instantanée. Toujours, elle se risque sur le fil tendu d’un parcours équilibriste.
L’installation qu’elle réalisa pertinemment à Villeneuve-la-Garenne (ville nouvellement chassée sur une garenne !), me propose de cheminer sur un assemblage de prospectus immobiliers composé au sol comme un plan d’urbanisme, mais qu’elle enfouit sous une couche d’encre de chine et de cendres, noyée dans la colle. Cette Pompéi non encore fouillée, laisse apparaître de multiples ouvertures qui scintillent tels des astres. C’est pourtant contradictoirement à mes pieds, et non au firmament, que mon regard indiscret découvre des intérieurs de logements types, ou l’intimité de pavillons témoins, idéalisant un emprunté et médiocre avenir, meublé par des marchands de biens. Je foule aux pieds cet idéal de vie, et mon piétinement sur cette urbanité publique et privée, favorisant la multiplicité des regards, fait référence à cette formule de Lydie : « c’est le corps qui voit !».
Cette mobilité, porteuse du regard, s’est concrétisée dans l’installation qu’elle a réalisée au Salon d’art contemporain de Mainz. Cette fois, il s’agit d’un basculement du sol au mur. Ce qui était piétiné se trouve maintenant dressé sur des lés de papier suspendus et déroulés jusqu’aux pieds de la paroi, comme une peau : vêtement amovible. Au sol, les restes de rouleaux, voisinent avec six « astres » devenus astéroïdes de papier. En effet, ces petites sphères constituées de papiers récupérés, supports d’images et de textes publicitaires, enroulés, froissés et annulés, me laissent voir des traces de couture, cicatrices d’une peau tendue sur la densité d’un univers concentré sur le passage au volume. Une nouvelle fois, le regard peut quitter le sol pour contempler au mur une accumulation de dessins évoquant à la fois, et contradictoirement aussi, empreintes ou grattages, jeux tactiles ou soufflages, le tout étant réalisé à l’encre de Chine ou à l’éosine, mais aussi grâce à une roulette de couture permettant de perforer le papier. Une fois encore Lydie, en se servant de cet outil de couturière utilisé pour reproduire les patrons, fait allusion au plan qui devient textile, au dessin qui devint vêtement, au concept qui devient peau.Il me reste à parcourir le livre de dessins qui est un lieu de promenade mentale. C’est presque toujours sur une double page que le déplacement du regard arpente le dessin dans le temps d’un feuilletage, permettant à nouveau le passage de l’horizontal au vertical, mais très rapidement dans l’instant d’un tourne page, et l’impromptu d’une page à l’autre.
Mon parcours au cœur de cette démarche me conduit maintenant à une installation réalisée très judicieusement à l’espace « Au tour du feu ».« attentions 2 » est le titre choisi par l’artiste qui me force à nouveau à marcher sur le sol couvert en totalité par ces mêmes images plongées dans le noir. Le temps de déambulation laisse apparaître encore une multitude de petits « oculi » colorés, éclairant d’un rêve piétiné, cette illusion de carrelage.« il était une fois 2 », en dialogue contradictoire encore une fois, de petits disques détachés du mur grâce à un épinglage affichent leur noirceur en révélant leur composition faite de cendres de prospectus d’agences immobilières, dont le discours racoleur est parti en fumée… Et nous sommes « au tour du feu » et devant une cheminée ! Je déchiffre les traces d’images calcinées lors de lents déplacements qui me font découvrir une boîte me suggérant de les y ranger. Mentalement ou réellement, je peux les libérer et les disposer autrement, ici ou ailleurs, en prenant le temps, selon mes mouvances personnelles, de multiplier les dérives de mes regards et de mes pensées.
L’été précédent, une autre installation, baptisée « il était une fois 1 » avait été présentée au Château de Chevigny. C’est peut-être parce que Lydie se trouve dans un contexte historique, qu’elle dresse les prospectus immobiliers en robe d’apparat du grand siècle. Les petits disques cendrés sortis de leur boîte (coffre de mariage ? ) sont maintenant piqués de place en place sur cette robe qui se voit parée de noirs bijoux aveugles. Contradictoirement toujours, l’éclat lumineux qu’ils ne peuvent avoir est relayé par l’éclairage dérisoire de petites ampoules de 15 W. suspendues piteusement au-dessus.
C’est évidemment révélateur que Lydie Regnier titre: « il était une fois », deux installations différentes, qui toutes deux racontent une histoire entre rêve et réalité.Car c’est entre magie féerique et drame incendiaire que Lydie invente ses contes où paradoxalement la baguette magique de la fée peut se consumer dans les flammes de la sorcière.
Toujours avec constance, Lydie Regnier me donne le temps de me déplacer à l’intérieur de son propre parcours, fait de conquêtes d’instants, de sensations éphémères, de déplacements hasardeux, et surtout de rêves contradictoires.Après avoir pris le temps de parcourir cet itinéraire, je reconnais avoir été accompagné par une pensée singulièrement ouverte au rêve, mais néanmoins nourrie d’un regard sans illusion, porté sur le temps qui est le nôtre.
Bernard Point, décembre 2007.
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